10. Conclusion

Ivry-la-Bataille, la Tour de Londres, le donjon de Loches, voilà des éléments de comparaison prestigieux pour le donjon d'Avranches! On pourra me reprocher d'avoir occulté beaucoup d'autres édifices majeurs: Domfront, Falaise, Chambois ou encore Caen auraient bien pu, eux aussi, illustrer ma présentation. Cette mise à l'écart de ma part s'explique par le manque de similitudes flagrantes avec ces derniers édifices. En outre, je suis convaincu, au regard des particularités architecturales et techniques, de la grande précocité du donjon d'Avranches.

Les dimensions du donjon d'Avranches, reconsidérées et accrues grâce à la découverte de nouveaux éléments, en font enfin un lieu de résidence digne des puissants vicomtes d'Avranches; un palais à la mesure du faste décrit par Orderic Vital et du rôle important joué par ces puissants barons, aussi bien avant qu'après la conquête.

La redécouverte de ce "monstre" nous renvoie également à ce que Jean-Victor Tesnière de Brémesnil écrivait dans son manuscrit, au sujet du bâtiment qu'il pouvait encore observer en 1810: "Dans l'intérieur et au sud de le ville était construit le château qui servait en même temps de résidence aux gouverneurs: l'artillerie était placée sur ses remparts, il renfermait une salle immense voûtée dont on aperçoit encore les restes et qui servait, soit de garnison, soit de caserne à la garnison, soit de dépôt pour les prisonniers, ou de magasin d'armes et de machines de guerre".

Cette "salle immense voûtée" vue par de Brémesnil pourrait bien correspondre à l'un de ces espaces internes que je viens d'envisager.

Les liens avec l'Angleterre...

Dominique Pitte voit en la tour d'Ivry un chaînon de l'évolution entre Doué-la-Fontaine et la Tour de Londres.

Il faut maintenant compter avec le donjon d'Avranches qui semble participer, lui aussi, à cette évolution.

Nous avons retrouvé au coeur de la ville, un exemple de donjon quadrangulaire du début du XIe siècle.

Ses dimensions impressionnantes, son système d'espaces internes complexe et ses galeries murales font de lui un prototype spectaculaire de donjon anglo-normand.

Les comtes d'Avranches...

La fondation précoce de cette forteresse se justifierait par la prise en main militaire des parties occidentales de la Neustrie, au début du XIe siècle. Cassandra Potts a démontré de façon fort convaincante comment les premiers comtes d'Avranches et de Mortain se succédèrent.

Le premier d'entre eux fut installé à Avranches par le duc de Normandie, Richard Ier (+996), peu avant l'an mil. Des chartes originales du XIe siècle révèlent la présence d'un comte Robert à Avranches, fils illégitime du duc. Par la suite il semble que le fils de ce Robert, nommé Richard, lui succède pour une durée assez courte. Ce dernier est banni pour avoir usurpé des terres de l'abbaye de Fleury et ensuite participé à la conspiration contre son oncle le duc Richard II (+1026).

à cette époque, c'est-à-dire avant 1026, Guillaume Werlenc se voit attribuer l'Avranchin et le Mortainais. Guillaume Werlenc est lui aussi un membre de la famille ducale; comme son cousin Richard, le félon, il est un des neveux du duc Richard II.

Mais Guillaume Werlenc sera contraint, lui aussi, de quitter Avranches, chassé par le duc Guillaume pour trahison... Werlenc s'enfuit visiblememt, avec beaucoup d'autres barons rebellés, en Italie du sud.

A cette époque, le comté d'Avranches est coupé en deux ensembles : le comté de Mortain et la vicomté d'Avranches. Notre cité perd son titre comtal et dépend désormais de Mortain dirigée par Robert, demi-frère du duc.

Un autre personnage entre alors en scène : Richard Goz, vicomte d'Avranches, prend possession du donjon vers 1055.

Son fils Hugues, dit le Loup, sera propulsé aprè la Conquète au sommet de la hiérarchie aristocratique normande...

Les ducs de Normandie...

Il apparaît clairement que les ducs, siégeant alors à Rouen, se sentent éloignés de cette partie du duché. Ils choisissent de confier à de proches parents cette région hautement stratégique. L'Avranchin, situé aux confins occidentaux de leur territoire, est exposé à des rivalités politiques incessantes face à la Bretagne et au Maine. Il est aisé de comprendre la démarche de Richard Ier et de Richard II: ils souhaitent s'appuyer sur des membres de leur famille, en théorie fidèles, plutôt que de faire confiance à de quelconques barons faisant passer leur fortune personnelle avant les intérêts ducaux! Dans ce contexte très précis, Avranches devient une capitale militaire primordiale pour la stabilité du jeune duché. Cette importance politique est renforcée par la présence, au sein des murs de la cité, de l'un des sept sièges épiscopaux normands.

Au vu des données historiques exposées par C. Potts, je suis convaincu que Robert d'Avranches, puis son neveu Guillaume Werlenc, sont les véritables instigateurs du donjon d'Avranches. La construction de cette forteresse se conçoit parfaitement dans le contexte frontalier du pays mais aussi du fait des liens privilégiés qui unissent alors Avranches au pouvoir ducal. Edward Impey avance à ce sujet qu'une telle construction, au côté de celles de Rouen et d'Ivry-la-Bataille, devait posséder un statut particulier: ces "tours maîtresses" construites au commencement de la période ducale étaient sans doute étroitement associées, ainsi que les comtés eux-mêmes, au pouvoir des ducs. D'autre part, E. Impey signale très justement l'importante valeur symbolique de cet édifice au cÏur d'une nouvelle capitale comtale au début du XIe siècle.

Une interrogation reste soulevée quant à la longévité de l'édifice dans sa fonction résidentielle première. à quelle époque remonte son véritable démantèlement, puisque l'effondrement de 1883 n'est que la conclusion fâcheuse de toute une série de destructions préliminaires? Cette question pourrait peut-être trouver des éléments de réponse si nous considérons un vaste édifice, également situé dans la vieille ville fortifiée, non loin du pôle épiscopal. Il s'agit du Grand Doyenné.

Ce bâtiment énigmatique, dont plusieurs parties portent la marque des XIIe et XIIIe siècles, mériterait une étude approfondie. Cette vaste construction, mesurant plus de 20 mètres de longueur sur près de 10 mètres de largeur, est un grand hall sur cellier voûté d'arêtes dans un état de conservation spectaculaire. Un chamber bloc devait être attenant, à l'est dans l'axe. Devant une telle "résidence", le scénario d'un déplacement de l'habitat seigneurial, au sein de la vieille ville, se dessine.

Suite aux destructions de 1204, je pense que le donjon perd son rôle de résidence; il s'agit alors de tirer un trait sur ce symbole du pouvoir normand. Les fortifications sont réparées par le pouvoir royal, mais il est fort probable que l'édifice ne conserve qu'une fonction défensive. Ceci expliquerait notamment l'adjonction, à cette époque, de la courtine à gaine. C'est peut-être pour remplacer le donjon dans sa fonction résidentielle que l'on construisit alors l'immense logis, dit du doyenné, afin d'y recevoir les hôtes de marque.

Remerciements

J'adresse mes plus vifs remerciements à Edward Impey, conservateur de la Tour Blanche, à Londres, pour l'attention toute particulière qu'il prête à cette recherche sur le donjon d'Avranches, et pour ses judicieuses observations. Je n'oublie pas non plus Daniel Levalet dont l'important travail sur Avranches m'a été plus qu'indispensable, ni François Saint-James, de la Société des antiquaires de Normandie, à qui je dois mon initiation à la lecture archéologique du bâti ancien.

© 2002 David NICOLAS-MÉRY


Page précédente